Comment une statistique virale fausse le débat sur la location de courte durée en Europe

Peu d’industries sont autant scrutées — et incomprises — que celle de la location de courte durée. La couverture médiatique ne fait pas qu’informer le public : elle donne souvent le ton pour la manière dont les régulateurs perçoivent le secteur et influe sur l’accueil — ou le rejet — par les communautés.

Le dernier exemple en date est un rapport récent de CORRECTIV.Europe, un réseau de journalisme d’investigation reconnu pour ses enquêtes collaboratives fondées sur les données. Leur article, Où les plateformes de voyage comme Airbnb ont transformé le tourisme en Europe, a été cité par de nombreux médias européens et devient viral sur de grands fils Reddit. Il apporte une contribution pertinente à la discussion en cours sur l’empreinte du tourisme, mais démontre aussi comment un journalisme riche en données peut renforcer des narratifs trompeurs.

CORRECTIV est crédible, transparent et engagé. Mais les gestionnaires professionnels de locations de courte durée, notamment ceux opérant à grande échelle, devraient porter attention à la manière dont cet article présente les STR. Ces narratifs influencent l’opinion publique, façonnent la réglementation et, au final, impactent votre licence d’exploitation.


1. Cette statistique virale « 46 nuitées invité par habitant » : percutante, mais trompeuse

L’un des chiffres les plus cités de l’article CORRECTIV est le suivant : en 2024, les Cyclades ont enregistré 46 nuitées invités par habitant de l’île, un chiffre censé illustrer l’intensité du tourisme dans des destinations fragiles comme Santorin et Mykonos.

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Mais comme pour toute donnée, le comment compte autant que le quoi.

La capacité totale raconte une autre histoire

Nous avons consulté les données 2024 de INSETE, l’agence d’intelligence touristique grecque. Les données hôtelières d’INSETE proviennent de la Chambre hellénique des hôtels, tandis que ses données sur la location de courte durée (STR) sont compilées à partir des annonces Airbnb, Vrbo, Booking.com et Tripadvisor.

Voici ce que nous avons trouvé :

  • Lits d’hôtel dans les Cyclades (2024): 239 047
  • Lits de locations de courte durée dans les Cyclades (2024): 151 196

Ce chiffre STR a demandé un certain travail pour être extrait. INSETE ne fournissait pas de total annuel unique pour les lits STR dans les Cyclades, mais des capacités mensuelles de lits STR par île, ce qui reflète les fluctuations saisonnières de l’offre.

Pour obtenir une moyenne annuelle réaliste :

  • Nous avons calculé la moyenne mensuelle d’offre de lits pour chaque île en prenant la moyenne des 12 données mensuelles de janvier à décembre 2024.
  • Nous avons ensuite additionné les moyennes par île sur l’ensemble des Cyclades pour obtenir un total régional.

Cette méthode donne une vision plus juste, ajustée à la saisonnalité, de l’offre de STR, qui lisse les pics d’été et les creux d’hiver.

Résultat ? Les STR ne dépassent pas la capacité hôtelière, même en haute saison. Les hôtels représentent toujours la majorité de l’hébergement dans les Cyclades.

Pourquoi le ratio peut induire en erreur

La statistique « 46 nuitées invité par habitant » est frappante, mais potentiellement trompeuse hors-contexte :

  • Elle exclut la diversité des hébergements : hôtels, résidences secondaires, croisiéristes, séjours atypiques.
  • Elle ne reflète pas le rôle économique du tourisme dans ces îles.
  • Elle ignore le type de visiteurs, la durée du séjour et la complexité de la gestion de la destination.

En réalité, la visualisation des données de CORRECTIV révèle clairement cette tension.

Même région, regards différents : selon les propres données de CORRECTIV, les Cyclades affichent plus de 110 nuitées invité par habitant en 2023 via le tourisme traditionnel, plus du double des 46,24 via les plateformes touristiques en 2024.

Dans leurs cartes interactives, CORRECTIV indique que Andros, Thira (Santorin), Kéa, Milos, Mykonos, Naxos, Paros, Syros et Tinos ont enregistré 46,24 nuitées invité par habitant en 2024 par le tourisme via plateforme (Airbnb, Vrbo, Booking.com, Tripadvisor), le chiffre mis en avant par les titres de presse.

Mais si on sélectionne l’option tourisme traditionnel pour ce même groupe d’îles, le chiffre grimpe à 110,46 nuitées invité par habitant en 2023, soit plus du double. Ces données incluent hôtels, campings et autres hébergements commerciaux.

En d’autres termes : les nuitées issues des plateformes représentent une part minoritaire de l’activité touristique totale de la région.

Précisons-le : cela n’invalide pas les inquiétudes sur le surtourisme, cela les renforce même. Mais cela montre aussi que les locations de courte durée via plateforme ne sont qu’une partie de l’empreinte touristique globale, pas la seule ni la principale cause.

Cette nuance est là dans le visuel, mais rarement soulignée dans la narration.

Un fort ratio visiteurs/habitant ne signifie pas forcément échec ni excès, surtout là où le tourisme est le moteur économique principal. Ce qu’il signale, c’est le besoin de planifications d’infrastructures intelligentes et équilibrées — et non la stigmatisation d’une catégorie d’hébergement.


2. « Tourisme via plateforme » contre réalité : un faux clivage

CORRECTIV trace une frontière nette entre « tourisme via plateforme » (Airbnb, Booking, Expedia, Tripadvisor) et « tourisme traditionnel » (hôtels, campings, opérateurs touristiques classiques). C’est efficace pour un titre… mais cela simplifie à l’extrême un écosystème bien plus complexe.

  • Les plateformes ne sont pas des silos. Booking.com et Expedia servent hôtels aussi bien que STR. Tripadvisor référence hôtels, villas et expériences. Même Airbnb propose des hôtels dans certaines villes.
  • La location saisonnière précède les plateformes. Gîtes en France, agriturismos en Italie, villas espagnoles : toutes sont des formes légales et anciennes, qui n’entrent pas dans le schéma « tourisme via plateforme ».
  • Les opérateurs pros sont effacés. Un gestionnaire de 300 appartements légaux à Lisbonne n’a rien à voir avec un sous-loueur occasionnel à Barcelone, mais tous deux sont mis dans le même panier.

Cette dichotomie offre des graphiques simples, mais ignore le fait que la location de courte durée va de maisons familiales à la campagne à des opérations urbaines certifiées ESG avec équipes dédiées.


3. Le jeu du blâme : la durabilité et le logement dépassent les STR

Le rapport commence par un tableau vivant de Santorin : pénuries d’eau, infrastructures saturées, tension sur le logement. Puis il mentionne la hausse des réservations Airbnb. Le sous-entendu est clair : les STR sont le problème.

Cela reste, au mieux, un diagnostic partiel.

Le tourisme dans son ensemble accroît la pression sur l’eau

Les problèmes de ressources de Santorin sont dus à de multiples facteurs : tourisme de croisière, hôtels, résidences secondaires, saisonnalité, sécheresse et infrastructures vieillissantes. Oui, les locations de courte durée y ont une part, mais les pointer seules du doigt néglige des pressions structurelles plus vastes.

La tension sur le logement est multifactorielle

Oui, les STR affectent l’offre de logements dans les marchés tendus. Mais la question de l’accès au logement dépend aussi :

  • Des investissements en résidences secondaires
  • De la stagnation des salaires locaux
  • Du manque de constructions neuves
  • De la faiblesse des protections de la résidence principale

Blâmer uniquement les STR exonère gouvernements et acteurs immobiliers de leurs responsabilités.

Les pros de la location agissent déjà

De nombreux gestionnaires investissent dans la durabilité, rénovent l’ancien, et adoptent des cadres ESG. Des initiatives comme EnviroRental, QALIA et Sustonica soutiennent l’évolution responsable du secteur.

Désigner les STR comme boucs émissaires est peut-être efficace rhétoriquement, mais occulte un vrai levier : la collaboration transversale entre décideurs publics, professionnels, plateformes et organismes de promotion touristique.


4. La régulation universelle ne fonctionne pas

Les villes et les zones rurales vivent différemment l’impact des STR. Pourtant, des narratifs comme celui de CORRECTIV les traitent comme équivalentes, ouvrant la porte à des réglementations uniformes, hors sol.

Lisbonne : contrôles ciblés, pas d’interdiction totale

Lisbonne a suspendu la délivrance de nouveaux permis Alojamento Local (AL) et instauré des zones de contention dans des quartiers à forte densité comme Alfama et Bairro Alto. Cette méthode ciblée s’appuie sur des données spatiales pour équilibrer demande touristique et stabilité résidentielle.

Rural France : les STR, un levier vital

À l’inverse, comme le montre ce rapport de la plateforme touristique européenne de mars 2025, certaines régions rurales françaises voient dans les STR un outil de revitalisation. Ces locations soutiennent les agriculteurs, préservent le bâti ancien et amènent du passage dans les villages oubliés en France et ailleurs en Europe.

Le problème des interdictions générales

  • Mauvaise équivalence : traiter Lisbonne, Paris et la Provence comme identiques.
  • Pénaliser les bons élèves : réprimer les opérateurs conformes et vertueux.
  • Occasion économique manquée : surtout dans les économies rurales fragiles.
  • Ciblage inefficace : manque d’action sur l’essentiel : offre de logements, salaires, stratégie touristique.

Ce qui marche ? Une régulation adaptative, basée sur les données, et non des réponses uniformes.


5. Pourquoi ce narratif compte pour les gestionnaires STR

Si vous êtes gestionnaire professionnel, vous savez que votre activité ne se réduit pas à une ligne de statistiques. Mais ce n’est pas le cas de votre audience, des élus, des voisins ou même des journalistes.

Des rapports comme celui de CORRECTIV forgent la perception culturelle et politique des STR. Que faire ?

Comprendre le narratif médiatique : soyez critique, partagez le contexte.
Valorisez vos efforts en matière de durabilité : ne partez pas du principe qu’ils sont visibles d’eux-mêmes.
Engagez-vous dans la fabrique des politiques publiques : participez aux discussions locales, aux groupes de travail.
Plaidez pour davantage de nuance : soutenez des politiques qui distinguent location occasionnelle et opérateurs professionnels.

Être partie prenante de la solution, c’est d’abord participer au débat.


En conclusion

Le rapport de CORRECTIV soulève des questions importantes et mérite d’être discuté. Mais des statistiques virales, surtout hors contexte, finissent par servir de raccourci au blâme. Si vous êtes un professionnel de la location de courte durée, votre activité est bien plus qu’un point sur une carte thermique.